Por Jean Pierre Garnier
CRÍTICA URBANA N.3
«Changer la ville pour changer la vie». On connaît le célèbre slogan des architectes constructivistes soviétiques, souvent repris par la suite dans des contextes politiques et avec un sens idéologique très différents voire opposés. Cependant le postulat qui le sous-tend n’a pas varié: en transformant la ville, l’urbanisme peut contribuer à transformer la société. Mais de quelle société et de quelle transformation parle t-on? De la société capitaliste, sans doute, aujourd’hui, puisqu’il n’en est point d’autre en vue pour le moment. Reste à savoir dans quel sens la nécessité de sa transformation doit être interprétée.
Pour répondre, on peut se référer à la formulation célèbre d’un personnage du roman Le Guépard, de Giuseppe Tomasi de Lampedusa : «Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change». Une stratégie résumée à sa manière par un ancien Premier Ministre français, Jacques Chaban-Delmas, tirant les leçons de Mai 68 pour présenter son projet de «nouvelle société»: «il s’agit de changer la société pour ne pas avoir à changer de société». Ce qui donnera sur le plan urbanistique le «Grand Paris», le «Modèle Barcelone», «Bilbao en construction», le «nouveau Shangaï», «Dubaï, l’architecture XXL» ou n’importe quel secteur urbain «rénové» ou «requalifié». Le tout sous le signe de l’«innovation», et complété par les ingrédients idéologiques habituels sur le plan idéologique de la « mixité sociale », de la «participation citoyenne» et de la «durabilité». Bref, toutes les composantes d’une «nouvelle politique urbaine». Ce qui conduit ou devrait conduire à s’interroger sur la signification du mot «politique» pour savoir de quelle type de nouveauté il s’agit en matière d’urbanisme.
Une clarification conceptuelle s’impose en effet, pour définir sans ambiguïté la perspective où s’inscrit mon propos : celle de l’émancipation sociale. Pour ce faire, je me réfère au philosophe Jacques Rancière pour qui la question de l’émancipation est au cœur de la question politique, entendue comme mise en crise des partages institués, de la répartition des places et des fonctions dans les sociétés de classes. Lesquelles s’inscrivent aussi, comme chacun sait ou devrait le savoir, dans l’espace urbain. Cette mise en crise résulte de l’acte d’interruption et de dérèglement de l’ordre social capitaliste. Et donc de son ordre spatial. Cet acte, c’est l’irruption des «sans parts», c’est-dire des classes populaires qui ne comptent pas aux yeux des classes dominantes, sauf sur le plan statistique —car il faut bien « gérer » leur présence—, et qui ne peuvent donc être parties prenantes et agissantes dans nos sociétés dites démocratiques. Une irruption qui s’effectue quand et là où on les attendaient pas. C’est-à-dire dans des lieux, à des moments et sous des formes inopinées.
Cette conception polémique ne peut évidemment faire l’unanimité. Car, lorsque l’on parle de «politique», c’est d’ordinaire une seconde acception du terme qui prévaut. Le politique —au masculin, cette fois-ci—, est alors identifié au pouvoir, au gouvernement, à tout ce qui concerne l’État et ses institutions, à l’échelle nationale mais aussi internationale et locale. Pour Karl Marx, pour Henri Lefebvre, le politique c’est l’étatique. J. Rancière le désigne par le terme de «police» au sens large du terme. Soit «le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement fondés sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution»[1]. Au contraire, par «politique» au féminin, on entend «le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui et par le souci de la vérifier». La politique est donc la pratique de démonstration de l’égalité, qui vient brouiller les classements étatiques et sociaux. Elle est l’intervention de la logique égalitaire dans l’organisation hiérarchique de la société, d’une logique qui vient contredire et perturber la logique policière de la distribution des fonctions, des places et des pouvoirs.
On peut maintenant entrevoir de quel type de «nouveauté» l’urbanisme participe quant à l’évolution des villes. Un précepte implicite la résume : le changement urbain dans la continuité capitaliste. Organiser l’espace, ce n’est pas lutter contre le désordre et l’anarchie d’un développement urbain incontrôlé, comme on l’enseigne dans les écoles d’architecture. C’est adapter cette organisation à l’accumulation illimitée du capital non seulement en la facilitant —la ville sert à vendre et se vend—, mais aussi en prévenant en même temps contre les conflits et les affrontements qui pourraient en résulter avec les citadins des classes populaires ainsi dépossédés de leur «droit à la ville».
Un bon exemple parmi tant d’autres de cette double fonction est fourni par l’aménagement ou le réaménagement devenu prioritaire des espaces publics. Sous couvert de permettre leur «(ré)appropriation» par les habitants pour promouvoir ou restaurer la convivialité urbaine, comme le veut ou plutôt le prétend le discours citoyenniste en vogue, on les transforme à des fins à la fois publicitaires et sécuritaires, c’est-à-dire en galeries marchandes à ciel ouvert, en les protégeant par des dispositifs architecturés —en plus des caméras de vidéosurveillance et des forces de l’ordre—, destinés à en contrôler l’usage et à en éloigner les populations «indésirables». L’habitant, dès lors, auquel s’ajoute de plus en plus en plus le touriste, se retrouve ainsi confiné et confirmé dans la «position» et la «fonction» qui doivent être les siennes en régime capitaliste: celles de consommateur et de spectateur. Le tout rehaussé et masqué à la fois par le «système de légitimation» citoyenniste. Bref, une scénographie pour le simulacre d’une citoyenneté ressuscitée et même renforcée.
«L’habitant, dès lors, auquel s’ajoute de plus en plus le touriste, se retrouve ainsi confiné et confirmé dans la «position» et la «fonction» qui doivent être les siennes en régime capitaliste : celles de consommateur et de spectateur».
Le philosophe situationniste français Bruce Bégout résume de manière ironique le caractère mystificateur des discours à prétention scientifique sur la «ville contemporaine» qu’accompagnent d’ordinaire la présentation des projets urbanistiques: «La théorie urbaine, avec son pseudo-intellectualisme chic et son recyclage jovial de toutes les idées en vogue (modernisme analytique, structuralisme sémiologique, philosophie de désir, postmodernisme, déconstructionnisme, etc.) n’est qu’un leurre verbal qui doit masquer, par le biais son habillage conceptuel, la réalité de sa subordination totale aux réquisits du capital ».
Existe t-il, dès lors, une alternative à l’urbanisation du capital? Peut-être si l’on faisait sien de nouveau l’impératif posé par Karl Marx pour qui «transformer le monde» signifiait carrément en finir avec le capitalisme. Cet impératif perdu de vue en Europe du sud depuis l’abandon par la gauche, il y a une trentaine d’années, de toute référence au projet socialiste, demeure pourtant plus essentiel que jamais alors que ce mode de production s’avère indubitablement aujourd’hui un mode de destruction de l’humanité et de son environement. Ce qui vaut bien sûr pour le monde urbain. Pour les urbanistes et les architectes en particulier, cela impliquerait de renouer avec la démarche «utopienne» prônée par le sociologue-philosophe Henri Lefebvre[2] et l’architecte-urbaniste Anatole Kopp, et maintenant par le géographe britannique «radical» David Harvey[3], c’est-à-dire imaginer et concevoir une ville qui serait «à la fois le moule et le reflet d’une société socialiste ou communiste à venir»[4]. Et de se joindre, en attendant, aux luttes politiques visant à la faire advenir. Des luttes où le politique aurait définitivement laissé la place à la politique.
[1] Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995.
[2] Henri Lefebvre, “ L’espace : produit social et valeur d’usage ”, La nouvelle revue socialiste, n° 18, 1976.
[3] David Harvey, Spaces of hope, Edimburg University Press, 2000. En français, “ L’espace urbain après le capitalisme ” in Géographie et capital, Les Prairies ordinaires, 2011.
[4] Anatole Kopp, Changer la vie, changer la ville, UGE, 10-18, 1975.
Para citar este artículo: Jean Pierre Garnier. L’urbanisme entre le politique et la politique. Crítica Urbana. Revista de Estudios Urbanos y Territoriales Vol.1 núm.3. A Coruña: Crítica Urbana, noviembre 2018. |