Por Nadia Casabella.
CRÍTICA URBANA NÚM. 1.
Une conférence donnée par Paola Viganò le 09/11/2017 à l’Auditorium Victor Bourgeois de la Faculté d’Architecture de l’Universite Libre de Bruxelles suscite une réflexion sur l’activisme comme forme d’empathie avec le réel, dans un contexte de forte politisation et de manque de prévoyance de la part des pouvoirs publics à charge de la politique urbaine.
Paola Viganò a fondé le bureau d’études Studio Associato Secchi Viganò dans les années 90, à Milan, avec Bernardo Secchi (1934-2014). Le bureau est reconnu internationalement pour ses recherches sur « la ville diffuse » et sur « la métropole horizontale », dévoilant à quel point l’étalement urbain pourrait représenter une alternative durable à la ville compacte et développant de vrais outils qui visent à valoriser ces territoires d’un point de vue écosystémique. Outre la recherche appliquée, Paola Viganò est également active dans l’enseignement comme professeure d’urbanisme à l’Université IUAV de Venise et à l’EPFL de Lausanne et professeure invitée à Harvard. L’articulation entre ces différentes pratiques a d’ailleurs été saluée par le Grand Prix d’urbanisme de Paris en 2013.
Travailler en ville est une affaire délicate. La sophistication et la complexité de l’interaction des acteurs dans le contexte nord-européen peuvent parfois être écrasantes. Or, il n’y a aucun moyen de les contourner si l’on veut rédiger des documents de planification et d’urbanisme qui soient menés collectivement et qui résistent à l’érosion du temps. Mais il y a aussi un aspect positif qui est la multiplicité des points de vue et des intérêts qui contribuent à épaissir la conversation, ce qui finalement conduit à un meilleur processus de prise de décision.
Pourtant, peu importe à quel point ce processus pourrait sembler standardisé, parfois les projets sur lesquels nous travaillons échouent et finissent dans un tiroir. Cela se produit indépendamment de leur qualité présumée et tient plutôt au fait que certaines des idées qui y figurent pourraient être difficiles à accepter par le gouvernement actuel, ou que certaines propositions révèlent des divergences inconciliables entre les représentants à charge. Paola Viganò a d’ailleurs abordé cette dynamique lors de sa conférence il y a environ six mois. Elle l’a fait en rappelant à quel point Secchi essayait toujours de prendre ses distances par rapport aux projets ratés, mais aussi aux projets réussis. Il voulait revendiquer notre fonction d’intellectuels. Selon lui, les concepteurs urbains génèrent une sorte de connaissance qui n’est peut-être pas immédiatement applicable, mais qui restera là jusqu’à ce que quelqu’un d’autre, plus tard, la trouve significative et lui insuffle une nouvelle vie.
Tour d’ivoire
Cette posture peut en effet être reconnue comme particulière d’un temps spécifique, où la contemplation et la distance par rapport à la réalité que nous prétendons transformer ont été jugées nécessaires. Pour penser le monde (le monde vu comme un objet à appréhender) il faut le quitter. Ainsi était le mantra. Mais quelle est la pertinence de cette posture aujourd’hui? Les designers urbains sont aussi des citoyens: nous faisons partie du désordre avant de devenir l’intellectuel qui prend de la distance comme condition pour la critique et pour l’intervention dans le monde réel. Nous sommes le sujet et l’objet de notre travail. Devrions-nous encore lutter pour prendre de la distance et placer les concepteurs urbains comme producteurs d’une connaissance qui transcenderait l’immédiateté du réel, laquelle les garderait dans sa tour d’ivoire comme le suggérait Secchi? Ou, au contraire, ne partageons-nous pas, en tant que citoyens, la responsabilité de formuler les questions qui pourraient ou non articuler le débat urbain et l’agenda politique par la suite? Est-ce que les urbanistes et les architectes ne devraient pas plutôt s’engager dans une forme d’activisme de manière à générer des récits alternatifs pour un monde meilleur?
Lors des questions qui ont suivi la conférence de Paola Viganò à l’ULB, je lui ai demandé son avis sur le passage possible de ce rôle d’intellectuels à un rôle d’activistes, sa réponse allait dans le sens d’exiger pour notre profession de bonnes conditions pour réaliser notre travail. Dans mes notes je l’ai enregistré comme ceci: “Je défends toujours cette position [d’intellectuels], mais aujourd’hui il arrive que les conditions nécessaires au développement d’un travail aussi profond, engagé et complet n’existent pas et souvent n’existent plus (comme c’est le cas en Italie). Afin de créer les conditions adéquates pour votre travail, oui, en effet, vous devez définir vos enjeux, revendiquer une position politique pour vous-même, devenir en quelque sorte un activiste. “
Paola Viganò croit toujours à cette distance, considérée comme une condition nécessaire à son travail. Si nous sommes contraints à l’activisme c’est parce que la division, par le passé, des tâches entre les techniciens et les politiciens qui a davantage soutenu la pratique de l’aménagement du domaine public a cessé de fonctionner. Les techniciens étaient chargés de fournir les arguments rationnels permettant aux politiciens de prendre des décisions. Le point de gravité s’est en quelque sorte déplacé en direction des politiciens et l’alignement précédent est remplacé par un cocktail explosif de dogmes et de vues d’experts neutres pour contrebalancer d’importants combats sociaux et politiques de notre temps.
Devenir empathique
Ma conviction est que le monde que nous habitons a rendu la tour d’ivoire et la métaphore de la «distance» redondantes. D’une manière ou d’une autre, il devient impossible de nous détacher du monde, de prendre de la distance. Nous sommes impliqués avec et dedans. Cette nouvelle réalité est le contexte et le projet partagés par chacun d’entre nous. Marina Garcés, philosophe espagnole reconnue pour sa vive défense d’une pensée critique et expérimentale, explique la possibilité même de cette «distance» comme un changement épistémologique: nous sommes passés du monde extérieur à un nous dans un continuum avec le monde. Écologie? Nos vies sont concernées! Inégalité? Une fois de plus, nous sommes tous des parias! La violence? Nous ne serons pas épargnés!
Par conséquent, je vois l’activisme comme un moyen de faire des liens, d’être concerné par les situations qui nous entourent. Ce sentir concerné signifie entrer en scène, prendre position et cesser de déléguer pleinement aux autres la prise de décision (politique). Au lieu de cela, nous avons besoin d’assumer notre responsabilité par rapport à ce qui se passe et de décider comment nous voulons vivre ensemble. Le problème est que nous nous entraînons dans des connaissances et des professions si fragmentées qu’elles ne nous aident guère à mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Nous devons quitter cet espace du protectionnisme (de l’expertise) et de l’universalisme (le projet de la modernité) et tisser des alliances avec d’autres espaces et manières de faire les choses.
La connaissance avec laquelle Secchi nous donnait confiance s’appuyait sur des vérités absolues. Le manque d’acceptation de certains projets à un moment donné ne les remettait pas forcément en question, bien au contraire, puisqu’il laissait la place à ceux capable d’en comprendre leur portée par la suite, même bien plus tard, pour les rajeunir – quelle arrogance! Les connaissances que nous produisons doivent d’abord être empathiques envers les lieux et les personnes, pleinement conscientes des forces qui façonnent n’importe quel territoire. Nous devons combattre nos batailles maintenant, même si nous savons que des batailles similaires renaîtront plus tard. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre l’être intelligent pour voir la lumière. Nous avons tous besoin d’être intelligent. Nos vies sont concernées.
Traduit de l’anglais par Elsa Bouillot.
Photo: Bruxelles 2040 (rapport de l’équipe Secchi-Viganò) : Le jardin de l’Ouest, l’agriculture et la grappe scolaire
Para citar este artículo: Casabella, Nadia. Design-activisme: Une forme d’empathie avec le réel. Crítica Urbana. Revista de Estudios Urbanos y Territoriales núm.1. A Coruña: Crítica Urbana, julio 2018. |